Accablé, découragé,
épuisé. Brocardé comme "ennemi de l'islam",
Tom Wellingham a trouvé refuge chez ses parents, en Angleterre.
Le rédacteur en chef de Gair Rhydd, un hebdomadaire gratuit publié
par le syndicat des étudiants de l'université de Cardiff
(pays de Galles), a publié l'une des caricatures du prophète
Mahomet dans son édition du 8 février. Mal lui en a pris.
Avec deux autres journalistes, il a été immédiatement
suspendu. Les 10 000 exemplaires ont été envoyés
au pilon la veille de leur distribution. "La rédaction doit
obéir aux mêmes règles que le reste de la presse britannique.
Elle doit exercer cette liberté avec responsabilité, vigilance
et bon jugement", a expliqué un porte-parole de la Cardiff
University Students'Union pour justifier cette mise à l'écart,
approuvée par les autorités académiques et les responsables
politiques de la principauté.
M. Wellingham pourra au moins se consoler
en se disant qu'il est entré dans les annales du journalisme d'Albion
avant même d'avoir reçu sa carte de presse. A ce jour, Gair
Rhydd est en effet le seul titre du Royaume-Uni et d'Irlande à
avoir publié les caricatures. Les médias se sont tout simplement
abstenus. Ainsi, la BBC n'a diffusé que de fugaces images de la
page de France-Soir contenant les 12 caricatures. "Les journaux ne
sont pas obligés de publier des documents offensants simplement
parce qu'ils sont controversés", a expliqué le Guardian
(centre-gauche), des propos unanimement approuvés.
Tout en soulignant la nécessité pour la communauté
musulmane britannique d'accepter les lois du royaume, en particulier la
liberté d'expression, le Daily Telegraph (conservateur) a justifié
son refus par la volonté "de ne pas insulter certains de nos
lecteurs". Par opposition à Voltaire, l'essayiste Simon Jenkins,
dans le Sunday Times, invoque l'utilitarisme moral du philosophe Thomas
Hobbes, pour qui "la liberté d'expression n'est pas un droit
absolu". Dans le Times, William Rees-Mogg préfère l'empirisme
de John Locke, "qui n'aurait jamais accepté la publication
d'un tel ramassis d'insultes".
La presse populaire n'a pas été en reste. Plus gros tirage
du royaume, le Sun a consacré deux pages aux attaques de commentateurs
musulmans contre le quotidien danois Jyllands-Posten. L'unique note discordante
est venue du chroniqueur Christopher Hitchens, virulent critique de l'islam,
pour qui "il n'y a aucune concession à faire, rien à
négocier avec les musulmans". Leurs "leurs protestations
sont puériles", écrit-il. Mais il s'agit d'une voix
isolée, réputée pour ses opinions radicales.
Comment expliquer pareille retenue de la part d'une presse en proie à
une concurrence à couteaux tirés alimentant la surenchère
? Les considérations commerciales jouent un rôle clé.
Certains titres de la presse populaire, comme le Sun et le Daily Mail,
ont un lectorat musulman non négligeable, le premier chez les hommes,
le second chez les femmes. Par ailleurs, les classes bourgeoises musulmanes
lisent volontiers la presse sérieuse, privilégiant en particulier
The Independent (opposition à la guerre en Irak) ou le Daily Telegraph
(ligne éditoriale prônant le libéralisme économique).
Par ailleurs, les menaces de boycottage sont prises au sérieux
par les éditeurs. Le Sun l'a appris à ses dépens
lors de la tragédie du stade de Sheffield, en 1989. Le quotidien
avait déclaré que l'état d'ivresse des supporteurs
de Liverpool était à l'origine de la bousculade, accusations
qui s'étaient révélées infondées par
la suite. L'ostracisme dont le quotidien fut l'objet pendant plus d'une
décennie a été très coûteux. Autre crainte,
la réaction des kiosquiers, qui, outre-Manche, demeurent le principal
canal de distribution. La majorité d'entre eux, originaires du
sous-continent indien, sont musulmans. Un titre qui aurait eu l'audace
de publier les dessins aurait pu s'exposer à des représailles
de leur part.
En outre, cette prudence reflète l'actuelle fragilité de
la société multiculturelle, en particulier depuis les attentats
du 7 juillet 2005, commis par de jeunes djihadistes britanniques. Alors
que les attaques à Londres ont déstabilisé la communauté
musulmane, l'heure est à l'apaisement et à l'oecuménisme
pour tenter d'isoler les extrémistes. Les journaux veulent éviter
de jeter de l'huile sur le feu dans une atmosphère culturelle déjà
volatile. Les virulentes protestations récentes des sikhs contre
la pièce Bezhti et des chrétiens fondamentalistes contre
la comédie musicale Jerry Springer : the Opera rappellent le risque
de dérapage des controverses religieuses. Le souvenir des autodafés
des Versets sataniques de Salman Rushdie, en 1989, est encore dans toutes
les mémoires.
Enfin, le Royaume-Uni demeure un pays profondément marqué
par la religion. "Les Britanniques sont blasés par les attaques
contre le Christ. Mais, à leurs yeux, la plus grande menace contre
l'Eglise d'Angleterre, la religion d'Etat, l'anglicanisme, n'est pas l'islam,
mais la laïcité", souligne le commentateur Roy Greenslade.
Le facteur religieux joue également en Irlande, dont les trois
quarts de la population se déclarent croyants. Qualifiant l'attitude
des médias d'outre-Manche d'"intellectuellement délicate",
le philosophe musulman Tariq Ramadan, professeur à Oxford, déclare
au Monde : "Comme aux Etats-Unis, il existe en Grande-Bretagne un
rapport spécial avec le facteur religieux. On n'y touche pas, et
c'est bien mieux ainsi."
Dans cette controverse, la presse britannique est en phase avec l'opinion.
Selon un sondage réalisé le 7 février, 67 % des sujets
de Sa Majesté approuvent la non-publication des caricatures, contre
27 % qui sont d'un avis contraire.
Marc Roche
Article paru dans l'édition du 12.02.06
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