Propos recueillis par Alexis Lacroix
[21 janvier 2004]
LE FIGARO. – Vous plaidez pour une séparation entre Israéliens et
Palestiniens et pour deux Etats séparés... Pourquoi ?
Amos OZ. – Dans les accords de Genève, beaucoup d'Israéliens et de
Palestiniens sont d'accord pour dire que la solution n'est pas manichéenne.
La solution n'est pas telle qu'une des deux parties puisse l'emporter sur
l'autre : elle doit consister en un divorce honnête fait de concessions réciproques
– en d'autres termes, il faut que la solution soit un compromis. Pour
beaucoup d'Européens idéalistes, le compromis est censé être un gros mot.
Pas pour moi. Le mot «compromis», pour moi, signifie simplement «vie».
Les accords de Genève, comme le déplore Shlomo Ben Ami, «n'expriment
pas un rejet sans équivoque du droit au retour palestinien». N'est-ce pas là
que le bât blesse ?
Le renoncement au droit au retour n'est pas explicite dans le document de Genève
sous sa forme actuelle. Car il n'est pas possible de forcer quelqu'un à
sortir de son rêve ou à se défaire d'une part de son imaginaire. Ce qu'il
nous reste à faire, c'est d'essayer de trouver les voies d'un compromis dans
la vie réelle, non par l'imagination. Les Israéliens et les Palestiniens ont
besoin d'un compromis pratique pour s'arracher à la mort et au deuil.
D'ailleurs, 40% des Juifs en Israël soutiennent l'initiative de Genève –
un chiffre qui n'est pas mince, et auquel correspond un pourcentage analogue
au sein des Palestiniens de l'Autorité ! Quant à la question de savoir si
c'est une bonne chose que le document de Genève regorge de détails, j'estime
que oui. Car depuis Oslo en 1993, la prétendue «ambiguïté créative» s'est
révélée désastreuse.
Expliquez en quoi justement...
Laisser de côté, jusqu'au «statut final», les sujets controversés, c'était
en fait préparer la bombe à retardement du droit au retour, des
implantations et des lieux saints – et enclencher les ravages de ce que j'ai
nommé un jour les «questions radioactives». En bons chirurgiens,
nous essayons, à Genève, de trouver un traitement définitif en nous
abstenant de livrer le moindre détail à la brume de l'ambiguïté. Aucun
compromis, bien sûr, n'est idéal. Un compromis heureux est un
oxymore, une contradiction dans les termes. Mais c'est peut-être en s'y
prenant comme on le fait à Genève qu'on désamorce le mieux les soupçons
mutuels.
Israël est fragilisé par l'absence de frontières définitives depuis
1967. Que répondez-vous à ceux qui en tirent prétexte pour attaquer sa légitimité
?
La légitimité de l'Etat d'Israël s'enracine dans le droit universel des
peuples à l'autodétermination et se fonde sur des résolutions
internationales. Ce serait vraiment un comble qu'on reconnaisse le droit de
s'autodéterminer à toutes les nations de la terre, excepté aux Juifs !
C'est aux Juifs en tout cas, et à eux seuls, de décider s'ils forment
une religion ou une nation. En Israël résident 5,5 millions de Juifs qui se
considèrent comme une nation. Personne n'oserait dire aux Palestiniens, qui
se considèrent eux-mêmes comme Palestiniens, qu'ils sont de la même nation
que les Jordaniens ! Imagine-t-on d'expliquer aux Norvégiens qu'ils ne sont
pas une nation et doivent donc s'agréger à la Suède ? Derrière
l'interrogation récurrente dans certains cercles sur la «légitimité» d'une
nation juive, je ne vois rien d'autre que de l'antisémitisme.
Comment convaincre les Palestiniens de la légitimité d'Israël ?
Vous ne pouvez pas censurer les émotions. Si, des générations durant, les
Palestiniens doivent persister à penser que l'existence d'Israël est une
injustice, cela les regarde : ils sont libres de le croire ! L'enjeu d'un
accord de paix n'est pas de rendre Israël aimable aux Arabes.
L'Europe déçoit souvent les Israéliens. Est-ce l'«éthique
post-nationale» qui éloigne les Européens d'Israël et leur rend incompréhensible
le patriotisme juif ?
Certains Européens sont enferrés dans les paradoxes. J'ai fait récemment
une conférence à Stockholm, en Suède. J'y défendais le principe d'une paix
de compromis et de deux Etats séparés. C'est alors que, dans l'assistance,
on me posa la question suivante : «Mais pourquoi donc Israéliens et
Palestiniens ne peuvent-ils pas former ensemble une nation harmonieuse ? Cette
solution post-nationale ne serait-elle pas préférable à un divorce ?» Voici
ce que je répondis à cette interpellation : «Considérons les peuples
norvégien et suédois. Ils partagent le même culte, parlent des idiomes très
proches et ne se sont pas fait la guerre depuis au moins 150 ans ! Mais
pourquoi ces deux peuples ne se fondent-ils pas en une nation unique ?» La
réponse de mon interlocuteur ne se fit pas attendre : «Mais monsieur !
Vous ne connaissez visiblement pas les Norvégiens !» C'est bien
sympathique de prescrire la solution binationale à des peuples éloignés du
nôtre... Dans le cas d'Israël, l'incapacité de beaucoup d'Européens à
comprendre sa volonté de demeurer une nation juive tient à la paresse
intellectuelle.
C'est-à-dire ?
Les gens ont soif de manichéisme. Le problème, c'est qu'à la différence de
l'Afrique du Sud ou de la guerre du Vietnam, le «noir et blanc» n'est pas
approprié pour saisir le conflit israélo-palestinien. N'est-il pas étrange
que tant d'Européens, qui ne manquent pas une occasion de mépriser Hollywood
et de dédaigner le simplisme des bons sentiments américains, ne veulent rien
d'autre qu'un bon film hollywoodien dès qu'ils abordent la question du
Proche-Orient ? Complexité de cette région, en effet : Israéliens et
Palestiniens n'ont pas d'autre pays dans le monde où ils puissent se sentir
chez eux et vivre comme nation. La seule solution ? Diviser la maison en deux
appartements, sur le modèle du divorce tchécoslovaque, honnête et sans
effusion de sang.
Un divorce «de velours» ?
Lorsque les Tchèques et les Slovaques sont parvenus à la conclusion qu'ils
ne pouvaient plus poursuivre une vie commune, ils ont sagement décidé de séparer
la maison en deux appartements.
Mais Sharon peut-il être le Havel du divorce israélo-palestinien ?
Les Israéliens et les Palestiniens gagneraient à ce que MM. Arafat et Sharon
quittent la scène, en s'en allant main dans la main au soleil couchant, comme
dans un film hollywoodien ! L'un comme l'autre sont des désastres pour leurs
peuples. Le patient est malheureusement prêt pour l'opération. Seuls les
chirurgiens sont des couards.
Le centre gauche israélien peut-il trouver un deuxième souffle et
endosser une plate-forme de paix ?
Le Parti travailliste a été laminé. Mais tôt ou tard, un leader israélien
et un leader palestinien émergeront et feront ce qui s'impose. Nul ne peut
dire si le leader israélien sera de gauche ou de droite, jeune ou vieux... Ce
que je sais, c'est qu'il est sans doute déjà en vie. Si quelqu'un lui avait
prédit en 1980 qu'il serait le fossoyeur du système soviétique, Mikhaïl
Gorbatchev l'aurait-il cru ? Et de Gaulle ne se serait-il pas gaussé si on
lui avait annoncé, au milieu de la Seconde Guerre mondiale, qu'il était
destiné à mettre fin un jour à l'hégémonie coloniale française en
Afrique du Nord ? Même chose pour Menahem Begin. Aurait-il pu deviner qu'il
serait l'homme qui rendrait à l'Egypte l'intégralité du Sinaï ?
La guerre avec les Palestiniens relève-t-elle d'un «conflit de
civilisations» ?
Ce sont des bêtises qui forment le pendant symétrique de la sentimentalité
européenne selon laquelle le monde n'est peuplé que de victimes et de
bourreaux. Nous n'assistons pas, entre Israéliens et Palestiniens, à un «clash»
civilisationnel – mais bien davantage à un clash entre des fanatismes présents
dans les deux camps. Aujourd'hui, le fanatisme est universel et il peut être
alternativement raciste, antisémite, religieux et même environnemental !
Cela dit, dénier toute validité au concept de choc de civilisations n'équivaut
pas à sous-estimer le danger du fondamentalisme musulman. Cela signifie
simplement que vous cherchez à ne pas disjoindre l'islamisme des autres
barbaries nihilistes – dont il n'est qu'une des multiples expressions. Le
vrai champ de bataille actuel ne passe pas entre l'Occident et le monde
arabo-musulman, mais entre les fanatiques et le reste de l'humanité. Comme
les fanatiques prétendent avoir une réponse univoque aux problèmes du
monde, on peut les rencontrer aussi bien au Pakistan qu'au Pentagone !
(1) Aidez-nous à divorcer (Gallimard, 5,50 €).