Le projet de société du Parti de Dieu est à contre-courant des aspirations libanaises.

  Hezbollah contre démocratie Rebonds Libération  Par Katia HADDAD
Libaration : Jeudi 10 août 2006 - 06:00

 

Katia Haddad titulaire de la chaire Senghor de la francophonie à l'université Saint-Joseph de Beyrouth (Liban). Dernier ouvrage paru : la Littérature francophone du Machrek, anthologie critique, Presses de l'université Saint-Joseph, 2000, 382 pp., 14 euros.

Nombreux sont les Libanais qui s'interrogent, dans leur malheur, sur le genre de société qui va sortir de la confrontation actuelle. «La milice [du Hezbollah] a volé les espoirs des jeunes Libanais», clamait Walid Joumblatt, chef du Parti socialiste progressiste et leader de la communauté druze, dans une interview au Financial Times le 2 août, traduisant l'angoisse de beaucoup.
Car la logique du chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, laisse planer des doutes (c'est un euphémisme) sur ses convictions démocratiques et sur le type de société qu'il promeut. Bien sûr, Nasrallah et ses partisans affirment, et la majorité des Libanais partagent cet avis, que l'initiative militaire prise par le parti le 12 juillet a rendu sa dignité au Liban : il a opposé une résistance farouche et inattendue à l'énorme machine de guerre israélienne à laquelle nulle armée régulière arabe n'avait pu jusqu'alors honorablement tenir tête en soixante ans de conflit.
Cependant, l'aptitude de Hassan Nasrallah à anticiper les événements semble s'être arrêtée là. Il affirme n'avoir pas prévu la réaction «disproportionnée» d'Israël. La conséquence en est, entre autres, que près de 1 million de Libanais se sont retrouvés sur les routes, réfugiés dans leur propre pays, hagards, assoiffés, affamés, terrorisés, mendiant un toit, vivant de la charité des uns et des autres, sans qu'aucune infrastructure n'ait été préparée par le Parti de Dieu pour les héberger et les accompagner. En somme, la restauration de la dignité de la nation s'est faite aux dépens de la dignité des individus.
C'est en cela que la société promise par Cheikh Nasrallah est profondément antidémocratique : le groupe prévaut toujours sur l'individu.
En réalité, le Parti de Dieu est en lutte contre un ennemi extérieur, Israël, et un ennemi intérieur, la démocratie. Celle-ci repose sur l'existence d'un sujet ­ à la fois sujet du droit et sujet pensant ­ libre de ses décisions, de ses jugements, de ses choix. Or tout le discours du Hezbollah et de ses alliés depuis le déclenchement de la guerre consiste à interdire le questionnement sous des prétextes divers («aucune voix ne peut s'élever au-dessus de celle des canons», «il faut préserver l'unité nationale») mais qui cachent tous un seul argument : quiconque ose poser des questions est un traître, un allié d'Israël, un espion ! Or on connaît le sort que le Hezbollah réserve aux traîtres : 25 «espions» (comment vérifier ?) ont été exécutés à Tyr le mois dernier sans autre forme de procès. Il s'agit donc de menaces, qu'il profère à l'encontre de tous ceux qui osent user de ce droit éminemment démocratique qu'est la demande de comptes.

       Pour comprendre la logique du Hezbollah, il suffit de relire l'article 2 du document d'entente signé par lui et le Courant patriotique libre du général Michel Aoun en février : «La démocratie consensuelle demeure la base essentielle du système politique au Liban. Elle représente la concrétisation effective de l'esprit de la Constitution et de l'essence du pacte national de coexistence. Ainsi, toute approche des questions nationales selon le principe de la majorité et de la minorité reste tributaire de la réalisation des conditions historiques et sociales nécessaires à l'exercice d'une démocratie réelle dans laquelle le citoyen acquiert une valeur propre

       La troisième phrase de cet article est extrêmement ambiguë : le renoncement provisoire à ce que feu Cheikh Chamseddine, chef spirituel de la communauté chiite, appelait «la démocratie du nombre» est censé rassurer la communauté chrétienne, mais il va de pair avec le renoncement au rôle du «citoyen».

        Le marché est clair, mais c'est un marché de dupes. Car le renoncement à cette démocratie du nombre est illusoire, ainsi que le montrent trois récents événements. Après l'assassinat de Rafic Hariri, le 14 février 2005, et pour faire taire les voix qui s'élevaient déjà pour réclamer le retrait des troupes syriennes du Liban, accusées de cet assassinat, le Hezbollah organise le 8 mars suivant une grande manifestation, constituée essentiellement de ses partisans, pour «dire merci» à la Syrie.

       Cette manifestation est une des causes de la contre-manifestation du 14 mars, où plus de 1 million de Libanais descendent dans la rue, démontrant que les partisans de la démocratie sont plus nombreux que ceux de la Syrie et de son allié au Liban. Le 10 mai dernier, après la signature du «document d'entente» avec Aoun, le Hezbollah organise de nouveau une manifestation dont le but est, entre autres, de montrer sa force, augmentée, croit-il, de l'apport des partisans d'Aoun. Mais cette manifestation semble de nouveau bien maigrichonne. Même déconvenue dans la nuit du 31 mai quand, pour protester contre un programme télévisé satirique qui avait parodié Cheikh Nasrallah, ses partisans descendent dans la rue, provoquant des émeutes...

      Ces trois tentatives reposaient sur l'hypothèse que le Hezbollah dispose du nombre. Il a reçu chaque fois un démenti car, en admettant que la communauté chiite soit la plus nombreuse aujourd'hui au Liban, et qu'elle soit ­ ce qui est loin d'être prouvé ­ entièrement acquise au Hezbollah, les aspirations démocratiques de la population libanaise sont transcommunautaires, de sorte qu'à trois reprises le parti s'est retrouvé inférieur en nombre.
      Quant à la «démocratie consensuelle», le Hezbollah la met constamment à mal en faisant semblant de croire que consensus et unanimité sont synonymes. Minoritaire au Conseil des ministres et au Parlement, il tente de renverser l'équation en réclamant à la fois l'introduction d'un représentant d'Aoun au premier pour disposer d'une minorité de blocage, et des élections législatives anticipées, certain qu'il serait alors majoritaire au Parlement avec son allié Aoun, accusant l'actuelle majorité d'être «illusoire» . En attendant, c'est encore et toujours l'arme de la force que le Hezbollah utilise avec ses partenaires libanais, usant et abusant du chantage : boycott du Conseil des ministres quand des décisions ne lui conviennent pas, chantage à la «guerre civile» quand on évoque son désarmement, etc.

     Ainsi, le Hezbollah récuse l'argument du nombre quand il est en sa défaveur et y recourt quand ça l'arrange. Ce faisant, il phagocyte les institutions démocratiques.
La logique du Hezbollah est constamment une logique de la force et de la violence déguisées. Pourtant, même si son principal antagoniste, Walid Joumblatt, a quelque peu modéré le ton à son encontre, le Hezbollah continue à rencontrer, en permanence, une opposition : la logique démocratique. Jusqu'à quand ?