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Textes : Valse avec Bachir

dimanche, 22-Mar-2009

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Quand les Beyrouthins regardent les Israéliens se souvenir à leur place (info # 011703/9) [Analyse]

Par Michaël Béhé à Beyrouth © Metula News Agency

 

Le film qui domine largement le hit-parade du cinéma à Beyrouth est un long métrage d’animation israélien du réalisateur Ari Folman, Valse avec Bachir.
 Ce qui est le plus surprenant, c’est que ce film ne passe dans aucune salle. Les Libanais assistent à des projections semi-publiques, annoncées sur Facebook et sur les réseaux d’information actifs sur le Net.

Chaque fois, c’est la même bousculade qui se produit à l’entrée de salles trop petites pour accueillir tous les candidats spectateurs. Les trois quarts restent dehors.

Tant la projection d’un film israélien que son visionnage sont interdits par la loi libanaise, qui assimile ces activités à la "consommation d’un produit confectionné par l’ennemi".

Les contrevenants sont passibles de fortes amendes et même de prison.

Mais dans ce pays qui étouffe sous la mainmise grandissante du Hezbollah et des autres alliés de la Syrie sur son sol, la curiosité l’emporte sur la peur.
Je ne m’avance pas beaucoup en affirmant que Valse avec Bachir a fait plus d’entrées au Liban que chez nos voisins du Sud.
Ceux qui, comme moi, après trois tentatives, n’avaient toujours pas réussi à trouver un strapontin dans un cinéma improvisé se sont procurés une copie piratée dans un kiosk.

 Afin d’être sûr de trouver ce que je cherchais, je suis allé l’acheter au sud de la capitale, dans la banlieue contrôlée par les miliciens de Nasrallah.
Dans une échoppe, il y en avait deux rangées entières, alors que tous les autres longs métrages n’occupaient ensemble que trois autres étagères.

Cela m’a coûté un peu moins de l’équivalent de deux euros, largement plus cher que les autres DVD piratés. Le vendeur, un chiite affichant fièrement ses cinq dents en or au prétexte d’un large sourire m’explique : "ils peuvent venir me le confisquer à n’importe quel moment, je risque de perdre mon investissement".

L’unique employé, un jeune homme maigre, de rectifier : "oui, mais personne ne le fera ; s’ils viennent, c’est aussi pour l’acheter, nous en avons vendu beaucoup aux cheiks du Hezb.".  Je leur demande combien ils en ont écoulés. Le commerçant de la rue répond "des centaines, c’est notre plus grande vente depuis très longtemps".

 Comme je tourne les talons, le patron me lance "vous ne serez pas déçu, c’est un très bon film, proche de la vérité ; je l’ai vu, les Françawi lui ont donné leur César. C’est parlé en juif mais c’est sous-titré en arabe".

 



Les Françawi lui ont donné leur César

 J’ai invité mes voisins à ma projection privée, ils en parlaient abondamment dans la cage d’escalier et dans l’ascenseur. Dès le début, un silence religieux se fait. Moi, les images animées, genre ombres chinoises new look m’irritent. Mais, au fur et à mesure du déroulement de l’histoire, j’admets que cela ajoute à la dramatisation du sujet.

Le réalisateur, qui était soldat à Beyrouth en 1982, tient un langage assez critique sur le comportement de son pays à l’époque. L’un des intérêts du film, c’est que la critique reste toutefois lucide et factuelle, et qu’elle ne constitue pas le sujet principal de cette fiction. En fait, Folman reprend les conclusions de la commission juridique israélienne qui avait conclu qu’Ariel Sharon [alors ministre de la Défense. Ndlr.] était "indirectement responsable" mais pas coupable.

Les coupables, ce furent les chrétiens des Phalanges. Reste que, selon la loi internationale, l’occupant était garant de la sécurité de tous les habitants du pays conquis. Or Tsahal, dont les soldats se trouvaient à proximité des camps de réfugiés de Sabra et Chatila, n’ont pas bougé le petit doigt pour empêcher le massacre.

Valse avec Bachir est le travail de souvenir et d’exorcisation des démons qui hantaient Ari Folman. Il n’y présente aucune excuse, mais il regrette amèrement ce qui s’est produit.
C’est touchant, humain. Et c’est ce qui a dérangé un grand nombre de mes compatriotes : ces voisins monstrueux, qu’on nous décrit à longueurs de journées comme des ennemis sanguinaires, ont donc une conscience. Et comme ils nous ressemblent…

"En mieux !", interrompt Elias, dans le débat improvisé d’après projection. "Eux ont le droit de se pencher sur leur histoire, nous, nous vivons comme si nous n’avons pas d’histoire contemporaine. Nous devons éviter de nous souvenir, car chaque souvenir évoque les exactions de l’une ou de l’autre des communautés du pays.".

"Oui, pour survivre, vivons sourds, aveugles et surtout amnésiques", renchérit Annie, l’épouse de l’intervenant précédent. (Rires).

Vadim, cynique : "un journaliste qui rappellerait qu’en 82, le président Bachir Gemayel, celui qui signa la paix avec Israël, avait été élu à l’unanimité, sans aucun vote contre sa candidature, risquerait la prison". "Ce serait la chaise électrique, s’il écrivait les noms des députés qui l’avaient élu", complète Michel, le voisin du troisième. Nouveaux rires.

 Annie : "ce Folman ne se préoccupe que de son problème, il se fiche de ce que les Phalangistes avaient perpétré ces massacres en représailles à l’assassinat, la veille, du président élu. Il n’a pas connu l’ambiance de rage qui prévalait chez la plupart des Libanais.".

 Samir, l’ancien de notre immeuble, le sage, commente : "ça serait à nous de le faire. Ca, c’est notre travail de deuil, mais c’est inimaginable par les temps qui courent. Il faudrait que les jeunes sachent que Bachir, le président, c’était notre espoir d’autre chose, de la paix, par exemple. Bachir, certains l’appelaient le Kennedy libanais.".

 "La réalité actuelle, c’est qu’hier on a inauguré notre ambassade à Damas. Les Syriens tuent nos présidents, nos premiers ministres, nos journalistes et nos politiciens, et maintenant ils nous ouvrent une ambassade", constate Vadim amer.

"Pour que nous continuions à danser avec Bachir… Al-Assad", fait Annie, qui se lève et entame trois pas de valse avec le dictateur syrien, sous les applaudissements nourris du public de mon immeuble.

 

Courriers

Humour
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« Valse avec Bachir » Médaille du déshonneur
publié le mardi 3 mars 2009

Gideon Lévy

Quel bon goût : le sang apparaît merveilleusement esthétique et la vraie cruauté n’est absolument pas la nôtre mais celle de tous les Samir Geagea et les Elie Hobeika. « Valse avec Bachir », en compétition dimanche pour les Oscars, est un film israélien révoltant. Faut-il s’étonner que nous en soyons si fiers ?
Tout le monde croise les doigts pour Ari Folman et tous les créateurs de « Valse avec Bachir » pour qu’ils gagnent un Oscar. Premier Oscar israélien ? Pourquoi pas ? Mais après avoir dit cela, ajoutons : ce film est irritant, énervant, agaçant, révoltant, trompeur et riche de tours de passe-passe. Il mérite l’Oscar pour les images, il mérite d’être marqué d’infamie pour son message. Ce n’est pas un hasard si Folman n’a pas desserré les dents lors de la cérémonie de remise des « Golden Globes » : pas un mot à propos de la guerre à Gaza qui faisait fureur en son nom, au moment où il était sur la scène et qu’il recevait son prix.

A Gaza, on voyait ce jour-là des images extraordinairement semblables à celles présentées par Folman dans son film mais le réalisateur n’a pas trouvé un mot à dire à leur propos. Avant que nous ne lui tressions des couronnes – manière en fait d’en tresser à nous-mêmes car ce sera notre Oscar à n-o-u-s t-o-u-s – il est bon de rappeler qu’il ne s’agit pas d’un film anti-guerre, pas même d’un film critique à l’égard de l’Israël agressif ; il s’agit d’une fraude, d’une supercherie, un film censé nous faire plaisir, et nous dire, à nous et au monde : voyez comme nous sommes beaux.

Hollywood sera à la fête, l’Europe applaudira et le Ministère israélien des Affaires étrangères dépêchera le film et son créateur dans tous les coins de la terre afin de présenter le beau visage du pays. La vérité, c’est qu’il s’agit d’un film de propagande. Stylé, sophistiqué, bourré de talent et de bon goût – mais un film de propagande. A Amos Oz et A.B. Yehoshua, s’ajoutera maintenant un nouvel ambassadeur culturel. Lui aussi passera pour éclairé, incomparablement éclairé, tellement différent des soldats postés aux checkpoints, des pilotes qui font sauter des quartiers d’habitation, des artilleurs qui bombardent femmes et enfants et des soldats du génie qui détruisent des rues.

En lieu et place de tout cela, voici – et en images – l’image inversée : le bel Israël, éclairé, tourmenté et qui se justifie, celui qui danse la valse avec Bachir, et aussi sans lui. Quel besoin avons-nous de propagandistes récitant les messages du Ministère des Affaires étrangères ? Quel besoin d’officiers, de commentateurs et de porte-parole ? Nous avons une valse.

Cette valse s’appuie sur deux fondements idéologiques : nous avons tiré puis nous avons pleuré, oh ! comme nous avons pleuré, et nos mains n’ont pas versé ce sang. Ajoutez à cela un brin de souvenirs du génocide, sans lesquels il n’y a pas d’activité israélienne digne de ce nom sur quelle que question que ce soit, et une pincée de victimisation et vous avez le portrait truqué d’Israël 2008.

Folman a participé à la guerre au Liban et deux douzaines d’années plus tard, l’idée lui vient d’en faire un film. Folman est tourmenté. Il retrouve ses compagnons d’armes d’alors. Il trinque au bar avec l’un, fume des joints en Hollande avec l’autre, réveille aux petites heures son copain thérapeute et retourne faire une tranche chez sa psy, tout ça pour se libérer enfin du cauchemar qui hante ses nuits. Le cauchemar, c’est toujours le nôtre et rien que le nôtre.

Il est très confortable de réaliser un film sur la lointaine première Guerre du Liban – nous en avons déjà envoyé un aux Oscars, « Beaufort » – et plus confortable encore de se focaliser sur Sabra et Chatila.

Dès le début, les journées de la grande protestation contre le massacre dans ces camps de réfugiés se sont accompagnées de l’affirmation qu’en dépit des silences et des clins d’œil, malgré le feu vert donné aux phalangistes, nos factotums, et bien que tout se soit déroulé en territoire sous occupation israélienne, les mains cruelles qui ont versé ce sang ne sont pas les nôtres. Elevons la voix contre tous les Samir Geagea et les Elie Hobeika, tous les cruels Bachir et oui, aussi un petit peu contre nous qui avons fermé les yeux, peut-être même encouragé, mais du moins n’avons-nous pas versé le sang de nos propres mains. Sur le sang de l’autre, celui que nous avons versé et que nous continuons de verser de Jénine à Rafah, tout entier fait maison, sur celui-là aucun réalisateur israélien ne s’est décidé à faire un film. Ce n’est pas un hasard.

Les soldats de l’armée la plus éclairée au monde chantent une chanson dans « Valse avec Bachir » : « Bonjour, Liban. Puisses-tu ne pas connaître la souffrance. Tes rêves se réaliseront, tes cauchemars se dissiperont. Que ta vie soit toute entière une bénédiction. » Joli, non ? Quelle autre armée chanterait pareilles chansons et au plus fort d’une guerre, de surcroît ? Ensuite, ils chantent que le Liban est « l’amour de ma courte vie » et le char d’où s’élève la chanson écrase une voiture, l’aplatissant comme une boîte à conserve, puis il heurte une maison, menaçant de la faire s’effondrer. Nous sommes comme ça. Nous chantons et nous détruisons. Où trouve-t-on encore des soldats sensibles comme ceux-là ? Il serait encore préférable qu’ils hurlent d’une voix rauque « mort aux Arabes ».

J’ai vu le film deux fois. La première fois, au cinéma, j’avais été impressionné : quel fignolage, quel talent ! Les images sont splendides, les voix authentiques, la musique caressante, même le doigt à moitié coupé de Ron Ben Yishai est dessiné avec précision. On n’a omis aucun détail, aucune nuance n’a été bâclée. Tous les héros sont des héros : merveilleusement stylés comme Folman lui-même, s’exprimant avec aisance, beaux, à la mode, soigneux de leur personne, informés, de gauche, sensibles et intelligents.

Je l’ai vu une deuxième fois, chez moi, quelques semaines plus tard. Cette fois, j’ai été attentif aussi à ce qui y était dit et j’ai perçu le message qui surgit de derrière l’écran trompeur du talent. J’étais d’instant en instant plus révolté. C’est un film irritant comme pas deux, précisément du fait de l’énorme talent qui y est à l’œuvre. L’art y est mobilisé au profit d’une campagne de duperie. La guerre est peinte en couleurs douces et caressantes. Comme une bande dessinée, vous voyez. Même le sang y est merveilleusement esthétique et la souffrance n’est pas vraiment de la souffrance quand elle est dessinée. La bande son joue en arrière-plan, avec les boissons et les joints qu’il faut, dans les bars qu’il faut. Les instigateurs de la guerre ont été mobilisés au service actif de l’admiration et du tourment de soi-même. Boaz est dévasté depuis qu’il a tiré mortellement sur 26 chiens errants et il se souvient de chacun d’eux. Il cherche maintenant « un traitement, un psy, le shiatsu, quelque chose ».

Pauvre Boaz. Pauvre Folman aussi : quel sortilège l’empêche de se rappeler ce qui s’est passé lors du massacre ? « Les films, c’est aussi une psychothérapie », reçoit-il en guise de conseil gratuit. Sabra et Chatila ? « Pour te dire vrai, ce n’est pas dans mon système à moi », dit-il en hébreu d’aujourd’hui. Après la rencontre avec Boaz, qui a eu lieu en 2006, soit 24 ans plus tard, arrive le « flash », le grand flash qui a engendré le grand film.

De cet été-là, le héros du film se souvient avec une grande tristesse : c’est précisément le moment où Yaeli l’a largué. Entre-temps, ils ont tué et détruit sans discernement. Le commandant regardait des cassettes pornos dans une villa de Beyrouth ; même [le journaliste] Ron Ben Yishai « avait un appartement » à Ba’abda où, un soir, il a descendu un demi verre de whisky et a décroché le combiné du téléphone pour appeler Arik [Sharon] dans son ranch et lui raconter le massacre.

Personne ne demande à qui diable pouvaient bien appartenir ces appartements pillés, où étaient leurs propriétaires ni tout bêtement ce que nos forces faisaient là, dans ces appartements. Ce n’est pas dans le système du cauchemar. « Tout ce qu’il me reste, c’est une hallucination, un mer d’angoisses », s’avoue le héros en se rendant chez sa thérapeute qui s’empressera de l’apaiser : « Votre intérêt pour le massacre provient, plus globalement, d’un autre massacre. Cela vient des camps d’où sont revenus vos parents. Vous vivez ce massacre et ces camps-là. »

Bingo. Que n’y avions-nous pensé plus tôt ? Ce n’est absolument pas nous, ce sont les nazis, que leur nom et leur souvenir soient effacés. C’est à cause d’eux que nous sommes ce que nous sommes. « On vous a fait remplir le rôle du nazi malgré vous », le rassure un autre thérapeute, comme un rappel des paroles stupides de Golda Meir disant que jamais nous ne pardonnerons aux Arabes de nous avoir fait ce que nous sommes. « Vous vous êtes occupé de l’éclairage mais vous n’avez pas commis le massacre », dit le thérapeute pour l’apaiser. Parfait. Nous n’y avons pas mis la main.

Et en plus ce n’est pas nous qui avons perpétré le massacre : qu’il est plaisant de montrer la cruauté de l’Autre. Les membres amputés que les Phalangistes – leur nom soit effacé – plaçaient dans des bouteilles de formol, les pelotons d’exécution devant le mur, les marques tailladées dans le corps de leurs victimes. Regardez-les et regardez-nous : jamais nous ne faisons des choses pareilles.

Lorsque Ben Yishai pénètrera dans les camps, il évoquera des images du ghetto de Varsovie. Tout à coup, à travers les ruines, il aperçoit une petite main et une tête aux cheveux bouclés, exactement comme celle de sa fille. « Stop the shooting, everybody go home » [arrêtez de tirer, tout le monde rentre chez soi], lance dans le haut-parleur le commandant Amos, et le massacre cesse d’un seul coup. Cut. Coupez. Et alors, tout à coup, les images dessinées laissent la place à des images réelles de femmes hurlant au milieu des ruines et des cadavres. C’est la première fois dans le film que l’on voit non seulement des images réelles mais de vraies victimes. Pas celles qui ont besoin d’un psy ou d’un verre pour se remettre, mais celles qui se sont retrouvées endeuillées, sans maison, estropiées. Et c’est le premier (et le dernier) moment de vérité et de douleur dans « Valse avec Bachir ».

Haaretz, 20 février 2009

www.haaretz.co.il/hasite/spages/1065537.html

Version anglaise : Medal of dishonour -

www.haaretz.com/hasen/spages/1065552.html (Traduction de l’hébreu : Michel Ghys

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Valse avec Bachir vu par Naira Antoun

Ce qui est si troublant au sujet de l’accueil réservé à Valse avec Bachir c’est qu’il se soit trouvé des Arabes, des Palestiniens et d’autres libéraux béats d’admiration devant ce film. Il n’y a aucune raison de se satisfaire de si peu, de demander si peu aux Israéliens. Si les Palestiniens ne continuent pas à réclamer des comptes à Israël qui le fera ?
publié le mardi 24 février 2009.

Valse avec Bachir

Naira Antoun

The Electronic Intifada http://electronicintifada.net/v2/article10322.shtml

Le film Valse avec Bachir est un dessin animé documentaire retraçant la quête du réalisateur à la recherche de sa mémoire des massacres de 1982 au camp de réfugiés palestiniens de Sabra et Chatila à Beyrouth, au Liban. Il a été acclamé dans le monde entier.

Le film se présente, et c’est ainsi qu’il a été généralement accueilli, comme une narration honnête et introspective d’un parcours menant à une confrontation avec la culpabilité et la responsabilité. Plus d’un quart de siècle après les atrocités de Sabra et Chatila, au cours desquelles environ 2000 civils ont été brutalement assassinés, nous sommes témoins d’un moment de perversion : un film israélien, en apparence « contre la guerre », remporte plusieurs prix cinématographiques israéliens et internationaux dans le contexte, non seulement de la brutale occupation israélienne, des violations du droit international, du racisme et du refus de leurs droits aux réfugiés, mais aussi dans celui des récentes atrocités commises par les forces israéliennes à Gaza.

Un soir dans un bar, un ami raconte au réalisateur, Ari Folman, les rêves qui lui reviennent constamment au sujet de la période qu’il a passée au Liban en 1982 et Folman est inquiet de découvrir qu’il ne se souvient absolument pas de son service militaire au Liban à l’âge de 19 ans. C’est le point de départ du voyage cinématographique de Folman. Il essaie de reconstituer ce qui est arrivé en parlant avec plusieurs vieux amis qui ont également combattu au Liban. Ceux-ci constituent un groupe varié d’hommes dans la cinquantaine, pratiquant l’auto dérision, des libéraux et essentiellement des personnes sympathiques. Une de ses premières visites mène Folman chez un vieux compagnon de régiment installé maintenant en Hollande où il vend du falafel « la nourriture saine et moyen-orientale est populaire » dit-il désabusé, pas du tout troublé par le fait de s’être approprié complètement la culture palestinienne et arabe. Mais Valse avec Bachir aborde des sujets plus importants que le falafel ; c’est un film qui retrace la quête d’un Israélien cherchant à se souvenir - ou à tirer de l’oubli - le rôle israélien dans le massacre brutal des Palestiniens à Sabra et Chatila. Ou c’est du moins l’objectif ostensible du film.

Folman parle plusieurs fois avec son ami psychologue, une figure sage qui a les pieds sur terre et agit comme référence morale pendant tout le film. Il est l’incarnation ashkénaze séculière juive d’un prêtre - le divan est une sorte de confessionnal où l’on va chercher la validation et la rédemption. Quand Folman commence à lui parler de ses flashbacks, son ami - prenant la voix d’un thérapeute, d’un prêtre et d’un philosophe - lui fait des réflexions rassurantes sur la mémoire : « Nous n’allons pas là ou nous ne voulons pas aller » dit-il. « La mémoire nous emmène là où nous voulons aller ». Interpréter ça dans le contexte des tropes de mémoire du film, du souvenir et des comptes moraux à rendre, c’est reconnaître que ce commentaire décrit bien tout le film - le travail de mémoire que le film entreprend ne mène pas les Israéliens vers des endroits où ils ne veulent pas réellement aller.

Dire que les Palestiniens sont absents dans Valse avec Bachir, dire qu’il s’agit d’un film qui ne traite pas des Palestiniens, mais des Israéliens qui ont fait leur service au Liban, traduit à peine la violence que ce film fait aux Palestiniens. Il n’y a rien d’intéressant ou de nouveau dans la manière dont on décrit les Palestiniens - ils n’ont pas de nom, ils ne parlent pas, ils sont anonymes. Mais ce ne sont pas simplement des victimes sans visage. Au contraire, les victimes de l’histoire racontée par Valse avec Bachir ce sont des soldats israéliens. Leur angoisse, les questions qu’ils se posent, leur confusion, leur douleur - voilà qui est censé nous émouvoir. L’animation en rotoscope est très bien faite, les expressions du visage sont tellement engageantes, subtiles et torturées, et nous nous surprenons à grimacer et haleter devant les épreuves et les tribulations des jeunes soldats israéliens et devant l’angoisse qu’ils vivent plus tard. Nous ne voyons pas d’ expression sur les visages des Palestiniens ; on ne s’attarde que sur des visages morts, anonymes. Alors que les Palestiniens ne sont jamais pleinement humains, les Israéliens le sont et sont de fait humanisés de bout en bout du film.

Nous voyons souvent les Palestiniens - pour autant qu’on les voie - explosant en morceaux ou gisant morts, mais il y a une scène où des femmes palestiniennes en deuil occupent une rue. Elles ne parlent pas ; elles pleurent et elles crient. Nous ne voyons pas les rides amères de leur deuil, nous ne voyons pas leurs larmes. La caméra zoome plutôt sur le visage de Folman-jeune qui les regarde : sa respiration devient plus haletante, et il fait fonction d’ancre émotionnelle dans la scène. Ceci est très typique du film en ce que la souffrance et les expériences des Palestiniens ne valent que pour l’effet qu’elles ont sur les soldats israéliens et jamais en tant que telles.

Plusieurs critiques ont signalé les séquences - réelles et horrifiantes - de Sabra et Chatila à la fin du film. Effectivement, les seules personnes dépeintes dans le film qui ne sont pas en dessin animé sont les Palestiniens de cette séquence. Il y a une femme qui hurle et qui pleure. Elle crie « mon fils, mon fils » en arabe. Elle répète constamment en arabe « prenez des photos, prenez des photos » « où sont les Arabes, où sont les Arabes ». Mais ses mots ne sont pas sous-titrés ; il y a simplement une femme qui hurle et ses mots sont incompréhensibles et hors de propos. Donc dans le même geste qui nous rappelle que le massacre n’était pas une animation, mais un événement réel, on arrive à nous présenter les victimes de ce massacre d’une manière très déshumanisée et aliénante. Assumer la mère palestinienne qui hurle n’a rien à voir avec que la réflexion tranquille et les manières calmes de l’ancien combattant israélien. Folman ne parle avec aucun des Palestiniens ; les seuls Palestiniens sont ceux que nous voyons dans les flashbacks et dans cette séquence à la fin du film. Les Palestiniens sont non seulement essentiellement absents, ils appartiennent aussi à un événement - Sabra et Chatila. Les Palestiniens ne s’inscrivent pas dans le passage du temps ; ils sont gelés dans un cri incompréhensible et en fait inaudible.

Ce n’est pas que l’absence des Palestiniens soit nécessairement un problème en soi. Il y a effectivement des films où l’absence est la clé et devient donc une présence d’autant plus significative. Dans le film d’Alfred Hitchcock Rebecca par exemple, l’absence obsédante du véritable personnage central, les traces qu’elle a laissées, les allusions qui y sont faites rendent Rebecca d’autant plus présente. Ce n’est pas le cas avec les Palestiniens de Valse avec Bachir. Ils sont périphériques à l’histoire de la vie émotionnelle des anciens combattants israéliens, une histoire de découverte de soi et de rédemption israéliennes. Effectivement, on se rend compte que le réalisateur n’a pas besoin de découvrir les événements de Sabra et Chatila pour pleinement comprendre le rôle qu’il a joué là-bas, ce qui s’est passé, sa responsabilité ou vérité. Sabra et Chatila sont plutôt des portails vers « d’autres camps ». Le psychologue - ami - philosophe - prêtre, - référence morale - dit à Folman que ceci concerne en fait « un autre massacre » « les autres camps ». À ce stade, on apprend que les parents de Folman étaient des survivants des camps. « Tu étais impliqué dans le massacre bien longtemps avant qu’il ne se produise » dit le psychologue « par le biais des souvenirs d’Auschwitz de tes parents". L’ami suggère comme solution que Folman aille à Sabra et Chatila pour découvrir ce qui s’est passé. Tout devient clair. Voilà le sens de Sabra et Chatila - un moyen, un mécanisme, un chapitre dans la découverte de soi des Israéliens, un moyen de faire la paix avec soi-même. Les Palestiniens sont doublement absents.

L’ami psychologue de Folman, comme je suppose beaucoup de psychologues, parle souvent sur le mode thérapeutique, en plus du mode prêtre - philosophe. Il avance l’idée que Folman a réprimé ses souvenirs parce que son moi de 19 ans - les camps palestiniens servant de simulacre pour ces « autres camps »- s’est inconsciemment associé aux nazis. Mais, rappelle-t-il à Folman maintenant, à Sabra et Chatila Folman n’a pas tué, il a seulement allumé des « balises lumineuses ». Donc, tandis que Folman était au bord d’une culpabilité écrasante, son ami psychologue l’éloigne du précipice. Folman et ses contemporains n’ont pas besoin de porter la culpabilité des assassins - ils étaient des complices. Ils ont allumé les balises lumineuses pour que les milices de la phalange, leur allié au Liban, puissent voir ce qu’elles faisaient pendant leur boucherie.

S’il n’est pas si facile de dire qui faisait le sale boulot et pour le compte de qui, Israël n’était quand même le sous-traitant de personne quand il a envahi le Liban. Le film ne nous montre ni les bombardements israéliens de Beyrouth, qui ont tué 18000 personnes et en on blessé 30.000, ni les violations commises contre les civils, ni la destruction de la résistance palestinienne et libanaise. Et qu’en est-il du fait que l’Organisation de libération de la Palestine et les résistants armés avaient été évacués plus de deux semaines avant les massacres et que c’est le lendemain du départ des forces multinationales de Beyrouth, que Sharon, le ministre israélien de la défense, a annoncé qu’il restait 2000 "terroristes" dans les camps ? La quête de Folman au sujet de la responsabilité dans Valse avec Bachir s’attache à l’allumage des balises lumineuses pendant que les phalangistes « nettoyaient » les camps. Dans Valse avec Bachir on ne dit pas que deux mois avant les massacres, Sharon avait annoncé qu’il comptait envoyer les phalangistes dans les camps, que l’armée israélienne avait encerclé et bloqué les camps, qu’elle avait bombardé les camps, que des francs-tireurs avaient visé les habitants des camps pendant les jours qui avaient précédé les massacres et qu’ensuite, ayant donné le feu vert aux phalangistes pour qu’ils entrent à Sabra et Chatila, l’armée israélienne avait empêché les Palestiniens de s’échapper des camps.

Le film place la responsabilité des massacres sans équivoque sur le dos des phalangistes libanais. Les soldats israéliens ont des réticences, mais ne font rien, les responsables israéliens sont informés et ne font rien : ce sont les phalangistes que l’on décrit comme des êtres brutaux et inutilement violents. Mais,ce n’est pas un film au sujet des Palestiniens, pas plus qu’un film sur les phalangistes libanais, c’est un film au sujet des Israéliens. Apparemment, l’argument c’est que les jeunes soldats israéliens sont moralement supérieurs à ces bêtes assoiffées de sang, non seulement parce que ce ne sont pas eux, mais les phalangistes qui ont effectivement massacré et exécuté les victimes, mais aussi parce qu’ils sont supérieurs de par leur simple existence.

À un moment où il est censé être brutalement honnête, un des amis de Folman fait remarquer tristement qu’il s’était rendu compte qu’il « n’était pas le héros qui sauve la vie de tout le monde ». Essentiellement, ceci est la limite de la notion de responsabilité dans ce film : l’ancien combattant israélien se sent coupable de n’avoir pas été un héros. La douleur de n’avoir rien fait à l’époque, malgré les problèmes de conscience, même à l’époque, que le film met en contraste avec les responsables israéliens et, de façon plus marquée, avec les phalangistes.

Les suites immédiates de Sabra et Chatila montrent un moment rare, mais limité, où les Israéliens s’interrogent. Il semble bizarre qu’un film israélien aux prises avec la responsabilité des massacres supprime complètement ce moment de l’histoire israélienne et de sa mémoire collective. Après des manifestations réunissant plus de 300 000 personnes, le gouvernement israélien a établi la commission Kahan pour mener une enquête sur ce qui s’était passé à Sabra et Chatila. Les enquêteurs avaient plusieurs limitations et une de leurs conclusions a été que le ministre de la défense, Ariel Sharon, était indirectement, mais personnellement responsable des massacres ; on lui enleva son portefeuille ministériel. Bien entendu, le même Ariel Sharon a été plus tard élu et réélu comme premier ministre d’Israël.

Quand Folman et ceux avec lesquels il parle racontent ce qui s’est passé au Liban, ils répètent souvent « ils nous tiraient dessus de tous les côtés » « nous sommes attaqués, nous ripostons ». On ne se rend jamais compte qu’Israël a envahi le Liban - le mot « invasion » est à peine utilisé dans tout le film. Les soldats sont des jeunes gens qui partent à la guerre avec un esprit combatif, rêvent de femmes, se demandent comment prouver leur masculinité, souffrent d’avoir été largués par leurs petites amies. Et les chansons qu’ils chantent sont dynamiques et les paroles sont du genre « Bonjour Liban.... tu saignes à mort dans mes bras", " j’ai bombardé Sidon », « j’ai bombardé Beyrouth, j’ai bombardé Beyrouth tous les jours ». Ces paroles sont censées être grinçantes, mais elles donnent néanmoins l’image de garçons naïfs qui n’ont aucune idée du traumatisme dans lequel ils pénètrent inconsciemment. Si on lui reprochait de n’avoir pas montré clairement dans ce film le rôle d’Israël, qu’on lui disait que ces infortunés garçons font aussi partie d’une armée d’invasion qui commet des actes d’agression, Folman répondrait probablement que s’il l’avait fait, il serait entré dans le domaine de la politique et que ce film se voulait humain. Une des choses qui me troublent le plus parmi les admirateurs de ce film c’est qu’ils disent que ce film est fantastique pour le grand public parce qu’il n’est pas nécessaire de connaître l’historique de la question pour l’apprécier. Qu’Israël ait lancé une offensive brutale qui a tué des milliers de civils libanais et palestiniens n’est apparemment pas important. Comme on a écarté la “politique” et l’“historique”, il nous reste quelque chose de trompeur et d’insipide. Son message principal devient « la guerre pue". Et pourquoi la guerre pue-t-elle ? Parce qu’elle traumatise - principalement les soldats. Quand Valse avec Bachir a remporté le Golden Globe du meilleur film étranger en janvier alors que la machine militaire israélienne se déchaînait contre Gaza, que des crimes de guerre et des atrocités étaient commises par les soldats israéliens, tout que Folman a trouvé à dire c’est : « mon film est contre la guerre et par conséquent - et c’est triste - il sera toujours d’actualité ». Étant donné la dérobade dans le film devant la responsabilité et la mise hors contexte de la narration, cette déclaration est à peine surprenante.

En dernière analyse, c’est de cela que parle Valse avec Bachir : la dérobade devant la responsabilité. Ce n’est pas que l’introspection offerte par le film n’est que partielle et que nous serions simplement négatifs en nous disant insatisfaits. C’est parce que nous n’avons aucune idée du rôle joué par Israël au Liban, parce qu’il s’agit de racheter de façon éthique et morale le réalisateur et ses contemporains - et par extension le soi israélien, l’armée et la nation israélienne, la collectivité israélienne en d’autres termes - que ce film est un acte, non pas d’introspection limitée, mais une auto justification. Il essaie de démêler les scrupules pour que le soi retrouve sa stabilité tel qu’il est actuellement constitué ; le film ne pose pas de questions dérangeantes qui déstabiliseraient le soi. Et on nous rappelle le commentaire fait par le psychologue au début du film « nous ne nous rendons pas dans les endroits où nous ne voulons pas aller. La mémoire nous emmène là où nous voulons aller. » Cela explique peut-être comment, alors que Gaza était décimée, Israël acclamait et récompensait Valse avec Bachir ; outre les nombreux prix internationaux, le film a raflé six récompenses de l’académie israélienne du film. En fait, ces mêmes Israéliens qui se pressaient pour voir le film ont approuvé avec enthousiasme l’opération plomb fondu à Gaza. Selon un sondage diffusé le 14 janvier par l’université de Tel-Aviv, une majorité écrasante de 94 % des Israéliens juifs appuyait ou soutenait fortement l’opération.

Ce qui est alarmant n’est pas l’approbation que rencontre le film. Cela était à prévoir. Ce qui est si troublant au sujet de l’accueil réservé à Valse avec Bachir c’est qu’il se soit trouvé des Arabes, des Palestiniens et d’autres libéraux béats d’admiration devant ce film. Il n’y a aucune raison de se satisfaire de si peu, de demander si peu aux Israéliens. Si les Palestiniens ne continuent pas à réclamer des comptes à Israël qui le fera ?

Dans son classique anticolonialiste , Les Damnés de la terre, Frantz Fanon, psychiatre et révolutionnaire, inclut à la fin une série d’études de cas sur ses patients. Il y a des victimes de la torture. Mais il y a aussi les tortionnaires qui sont inquiets, qui souffrent, qui ont des cauchemars. Fanon relève l’absurdité - et l’inhumanité - de leur demande de thérapie pour arriver à accepter ce qu’ils font et qu’ils ont absolument l’intention de continuer à faire. Valse avec Bachir répond à l’appel collectif israélien pour ce type de thérapie.

* Naira Antoun vit à Londres et travaille dans le domaine de l’éducation.

http://www.info-palestine.net/article.php3 ?id_article=6180

Critique de film "Waltz with Bachir" Naira Antoun, The Electronic Intifada, 19 February 2009

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