Est-ce que je resterais silencieux pour autant?
Parfois oui, parfois non; c'est affaire de circonstances.
Mais je n'admettrais pas que l'on me pousse à prendre la parole pour la raison que je serais le premier concerné, et je trouverais indigne que l'on m'interdise le droit à la parole sous le prétexte que, ce faisant, je défendrais mes propres intérêts.
La défense d'Israël n'est pas non plus une parole juive
Ce que je viens de dire sur la lutte contre l'antisémitisme peut s'appliquer, mutatis mutandis, à la défense des intérêts essentiels de l'État d'Israël.
Il n'est pas nécessaire d'être juif pour considérer que le sionisme est une dimension essentielle du rapport des Juifs au monde, et qu'un avenir de paix entre les peuples du Proche-Orient implique la reconnaissance du droit de l'État juif à la sécurité.
Pourtant, dans certains milieux, le seul énoncé de telles positions est défini comme représentant "un point de vue juif".
Naguère, dans un article qui fit scandale, Tariq Ramadan avait taxé de "communautarisme juif" des gens qui ne sont nullement juifs mais qui ont le tort, à ses yeux, d'avoir sur le conflit israélo-arabe des vues différentes des siennes.
L'article de Tariq Ramadan fit scandale, bien au-delà de la communauté juive. Mais les gens ne sont pas toujours aussi vigilants, et parfois les Juifs se sentent seuls.
Là encore, nous voyons à l'œuvre le mécanisme pervers qui assigne aux Juifs des attitudes spécifiques sur des sujets les concernant. La plupart des Juifs sont censés avoir de telles attitudes, dites "communautaires" – à l'exception d'un faible nombre de dissidents, automatiquement qualifiés de "Juifs courageux".
Symétriquement, les Français qui adoptent ces attitudes sont soupçonnés d'être juifs, ou "enjuivés" comme on disait autrefois. Bref, le concept de "point de vue juif" fonctionne comme un ghetto discursif au sein duquel seraient enfermés les Juifs et leurs amis.
Si, à un moment donné, vous avez des opinions jugées "pro-israéliennes", on ne se demandera pas si vous avez tort ou raison, il suffira de vous classer parmi les défenseurs du "point de vue juif" au sujet du Proche-Orient. L'affaire est jugée, et vous avec.
Entre la formule "Dis-moi qui tu es, je te dirai ce que tu penses" et la formule "Dis-moi ce que tu penses, je te dirai qui tu es", il ne reste plus grand-place au libre arbitre.
Bien des Juifs s'y laissent prendre.
A force de s'entendre dire que telle attitude correspond au "point de vue juif", ils l'assument comme s'ils se soumettaient à un marquage identitaire.
Ils ont certes des faits et des arguments pour justifier leurs positions et, comme le disait aux États-Unis la publicité d'une marque de pains azymes, il n'est pas nécessaire d'être juif pour les adopter. Mais, face à des rhétoriques anti-israéliennes qui font l'effet d'un rouleau compresseur, il arrive que des Juifs se laissent convaincre que la raison n'a plus sa place dans le débat, que tout se joue entre d'une part les Juifs et les amis des Juifs, et d'autre part le reste du monde.
Ils se retranchent donc dans ce ghetto discursif où on a voulu les enfermer, ils privilégient jusqu'à l'excès la dimension juive de la controverse, et leur discours devient judéo-juif jusqu'à susciter l'incompréhension voire l'hostilité au sein du public.
Je ne veux pas jeter la pierre à ces Juifs-là car, s'agissant de la défense d'Israël comme de la lutte contre l'antisémitisme, c'est la perception d'une carence au plan social qui les a poussés à se porter ainsi sur le devant de la scène. Je n'ignore pas non plus la perversion qui consiste à leur reprocher une dérive communautariste, après qu'on les contraints à choisir une telle posture. Il n'empêche: nous devrions être les premiers à dire haut et fort qu'un point de vue qui défend les Juifs n'est pas nécessairement un point de vue juif, et qu'il y a des critères de vérité et de justice qui transcendent toutes les appartenances.
La polarisation des Juifs sur les causes juives a des effets pernicieux
Assumer tant que juif une position évidemment conforme aux intérêts essentiels des Juifs est une action légitime et parfois indispensable. Mais faire cela de manière systématique, sans faire droit à la dimension universelle d'une telle attitude et sans réserver leur juste place à ceux qui sont sur les mêmes positions pour des raisons non pas juives mais universelles, c'est introduire une confusion qui n'est bonne ni pour les Juifs ni pour les causes qu'ils défendent.
Et l'affirmation, en soi infondée, selon laquelle la défense des Juifs serait l'apanage des seuls Juifs risque de devenir une prophétie auto-réalisatrice.
La polarisation des Juifs sur les causes juives a un autre effet pernicieux: elle masque à terme l'implication des Juifs dans des causes universelles, des questions de civilisation qui nous concernent tous et sur lesquelles le concept de "point de vue juif" peut être tout à fait pertinent.
Il est vrai que l'on a toujours trouvé des Juifs pour défendre ces grandes causes. C'est vrai, et c'est heureux. Et souvent à titre privé, ces Juifs expliquent leur engagement par leurs origines, par un héritage qui les implique. Mais je pense ici plutôt aux Juifs qui s'engagent et s'expriment expressément en tant que Juifs.
Le mot "juif" se réfère, selon le contexte où il est employé, à un peuple, à une religion, à une culture, à une éthique ou à une condition historique et sociale. Autant de facteurs qui peuvent ou doivent justifier l'introduction d'un point de vue "juif" sur des questions qui concernent l'humanité dans son ensemble.
Je me souviens encore des étonnements polis que j'ai suscités lorsque dans le mensuel L'Arche j'ai publié des dossiers sur le génocide des Arméniens ou sur les génocide des Tutsi au Rwanda, sans mentionner si ce n'est manière très incidente le lien avec la Shoah.
Etait-ce l'affaire des Juifs d'en parler, y avait-il un "point de vue juif" sur ces questions?
Disons qu'il y avait une nécessité juive, une urgence juive qui se reliait à l'histoire récente de notre peuple mais aussi à des impératifs éthiques qui font partie intégrante de notre identité de Juifs.
Il existe une parole authentiquement juive, elle s'appuie sur nos traditions.
Et si j'en veux aux polémistes antisionistes contre lesquels j'ai dû ferrailler au cours des années 2000, ce n'est pas seulement parce qu'ils propageaient le mensonge et attisaient les haines ici en France, ce n'est pas seulement parce qu'ils portaient atteinte à la cause de la paix israélo-arabe à laquelle je suis attaché de très longue date, c'est aussi et peut-être surtout parce qu'ils détournaient nos forces des combats auxquels en tant que Juifs nous aurions dû nous consacrer davantage. A cet égard, la parole juive porteuse des exigences d'égalité et de justice n'a pas été suffisamment entendue.
Mais il n'est jamais trop tard pour réparer.
La même tradition qui nous ordonne le souvenir d'Amalek, le prédateur de notre peuple, et qui nous enseigne que celui qui vient nous tuer nous devons précéder son geste et le tuer, cette même tradition nous impose de sauvegarder les droits de l'étranger, car nous avons été nous-mêmes étrangers en Egypte, et de poursuivre assidûment la justice, et que le respect de la vie vient avant toute chose, et que si Adam et Eve ont été créés uniques c'est afin que nul ne puisse se prévaloir d'un droit résultant de sa naissance, et que les animaux comme les arbres de nos champs doivent être pour nous des objets de compassion.
Autant de préceptes inscrits dans notre patrimoine, qui fondent des "points de vue juifs" sur les grandes questions des sociétés humaines. Il y a des points de vue juifs sur l'éthique médicale, sur l'entraide (ce que nous appelons la tsédaka), sur l'enseignement et la transmission, sur la paix et la guerre, et sur bien d'autres sujets qui agitent les sociétés humaines. Ces points de vue, qui expriment aussi des savoirs spécifiques, méritent d'être étudiés et diffusés, non pas comme moyen de défense des intérêts juifs mais en tant que contribution juive à la collectivité.
Est-ce à dire que nous devons, en tant que Juifs, encombrer les débats publics par des références moralisantes puisées dans notre arsenal culturel et religieux? Pas nécessairement, d'autant que ces références sont inscrites pour partie dans le socle judéo-chrétien de la civilisation occidentale.
Nous ne pouvons pas, cependant, nous comporter comme si nous y étions étrangers, comme si notre responsabilité propre avait été transmise de manière irréversible à la société dans laquelle nous vivons.
Ne craignons donc pas de faire entendre notre voix juive sur des sujets qui ne sont pas étiquetés "juifs"; au contraire, veillons à ce que cette voix soit présente, en tant que Français et en tant que Juifs.
Ce faisant, nous échapperons à un double cercle vicieux où nous semblons trop visibles dans les domaines qui nous touchent directement, et pas assez visibles lorsqu'il y va de l'intérêt général.
Qui parle au nom des juifs ?
Tout cela appelle un autre débat, sur lequel je n'ai pas le temps de m'engager ici mais qui est important en soi: qui parle au nom des Juifs?
"Deux Juifs, trois opinions", dit le proverbe, et cette idée reçue rejoint l'exigence de pluralisme qui est essentielle au bon fonctionnement d'une collectivité, juive ou pas.
Cependant, un tel pluralisme de principe peut être mis au service de combats douteux: Juifs antisionistes, Juifs pour Marine Le Pen, Juifs pour Jésus, que sais-je encore. On ne peut donc faire l'économie d'un travail de mise en perspective.
Il est vrai que tous les points de vue non contraires à la loi sont en droit de s'exprimer, et parmi eux les points de vue juifs sur tous les sujets imaginables; il reste que tout ne se vaut pas, que tout ne saurait être mis sur le même plan, et qu'il y aurait de l'imposture à faire passer pour également représentatifs des points de vue ultra-minoritaires et des points de vue largement partagés.
La responsabilité non pas seulement des institutions juives mais des individus juifs, y compris les adeptes des points de vue minoritaires, est de faire savoir clairement où est la majorité et en quoi consiste le consensus.
Sans cela, il n'est pas de débat possible et le concert des points de vue se réduit à une cacophonie qui est la négation même de l'idée de démocratie.
Une version abrégée de ce texte a fait l'objet d'une communication lors de la Convention nationale du CRIF, le 20 novembre 2011 à Paris. |