Turquie: la face cachée du croissant
TURQUIE - Depuis le 28 mai, la Turquie est le théâtre de protestations populaires d'une ampleur inédite depuis l'arrivée au pouvoir des islamistes de l'AKP, il y a dix ans. A mi-chemin entre les "Indignés" occidentaux et les révoltés arabes de 2011, ce mouvement est symbolique de l'exaspération croissante de la population face à la tentation autoritaire du Premier ministre, Recep Tayyip Erdoğan.
http://www.huffingtonpost.fr/benoit-margo/revolte-turquie_b_3384307.html
Quelle est l'origine de la colère?
Initialement, des mouvements écologistes et citoyens se sont opposés à un projet urbain à Istanbul, où les espaces verts sont peu nombreux. Il est prévu de raser le petit parc qui jouxte la grande place Taksim, centre névralgique de la ville moderne, pour que soient reconstruites les anciennes casernes ottomanes qui se trouvaient jadis à cet endroit, et qu'y soit implanté un centre commercial.
Ce projet est porté par la mairie d'Istanbul, et surtout par le gouvernement. Ancien maire de la ville lui-même dans les années 1990, Erdoğan est en fait le premier inspirateur de la politique urbaine d'Istanbul. Car la plus grande ville du pays sert littéralement de vitrine de la réussite turque au XXIe siècle.
Seulement voilà, le Premier ministre procède de plus en plus de manière arbitraire, tant à Istanbul qu'au niveau national. Dans les deux cas, il donne l'impression de vouloir retrouver à marche forcée la grandeur perdue de l'empire ottoman.
Ces dernières années, les projets d'Erdoğan pour sa ville natale se sont apparentés à une folie des grandeurs: troisième pont sur le Bosphore, troisième aéroport international, canal de contournement du Bosphore, nouvelles mosquées géantes dans le panorama caractéristique de l'ancienne Constantinople...
Ses ambitions passent par la destruction de forêts ou de quartiers historiques et populaires, pour laisser la place à des promoteurs immobiliers parfois un peu trop proches de lui, comme son propre gendre.
L'affaire du parc Gezi a donc joué un rôle d'étincelle qui a enflammé la colère de franges hétéroclites de la population, allant de l'extrême-gauche aux nationalistes, en passant par les alévis (des cousins des alaouites syriens), contre la politique du gouvernement.
De son côté, l'AKP (Parti de la Justice et du Développement) reste très sûr de lui, enhardi par ses larges victoires électorales, obtenues en 2007 et 2011. Il faut en effet souligner que, malgré sa longévité à la tête du pays, le parti islamiste jouit d'une popularité remarquablement forte dans l'opinion.
Après dix ans de pouvoir islamiste, où en est la Turquie?
Sur le plan économique, en dépit d'inégalités persistantes, le bilan est plutôt bon en comparaison avec les précédents gouvernements. En 2001, le pays subissait une nouvelle crise sévère. Aujourd'hui, la Turquie se classe dans les 20 premières économies mondiales, entre la Corée du Sud et l'Indonésie.
Pour autant, après de premières années d'ouverture prometteuses, la diplomatie du "zéro problème" s'est, elle, heurtée à la réalité géopolitique. Le sentiment récurrent en Turquie de "forteresse assiégée" demeure, à l'heure où le conflit syrien menace de déborder (attentat de Reyhanli le 13 mai).
Sur le plan politique interne, le bilan est aussi contestable. Au début, Erdoğan et l'AKP prenaient soin de suivre un agenda européen de libéralisation politique sans mécontenter l'armée, traditionnellement la gardienne du dogme kémaliste, nationaliste et laïc.
Mais l'Europe s'est fermée à la Turquie, avant de sombrer dans la crise. Puis l'année 2007 a marqué une rupture. Après sa réélection triomphale, l'AKP s'est senti suffisamment puissant pour entamer le bras de fer avec les militaires.
Les islamistes ont pour la première fois réussi à placer, au forceps, un des leurs à la présidence de la République. Les mesures législatives fondées sur l'Islam se sont multipliées (sur l'avortement, le port du voile, l'alcool, le blasphème...), chose auparavant impensable.
A cause de cette nouvelle politique, le parti au pouvoir a frôlé l'interdiction en 2008. Depuis, les islamistes se sont attaqués directement aux militaires, allant jusqu'à effectuer de véritables purges par le biais de grands procès, comme celui du réseau Ergenekon.
Cet affrontement sonne comme un règlement de comptes, seize ans après le "coup d'Etat post-moderne" de 1997, qui avait vu l'ancêtre de l'AKP, le parti Refah, être expulsé du pouvoir et interdit par l'armée. A l'époque il est vrai, la démocratie turque était encore bien plus menacée qu'aujourd'hui, même si le pays reste par exemple l'un de ceux qui compte le plus de journalistes dans ses prisons.
La popularité de l'AKP tient à sa réussite économique, mais aussi précisément à sa politique conservatrice. En effet, les islamistes ont décomplexé une grande partie de leur base électorale, notamment la nouvelle bourgeoisie marchande imprégnée de valeurs musulmanes.
Si, par son charisme, Atatürk avait su imposer un principe de laïcité au cœur de la vie de la cité, la Turquie reste un pays profondément musulman. Mais là où certains voient la nécessité de régler le curseur vers le religieux pour être en phase avec la société, d'autres dénoncent la mise en application d'un agenda caché d'islamisation à outrance.
Quelles peuvent être les conséquences de ce "printemps de Taksim"?
Pour Istanbul, ces manifestations tombent vraiment mal. La ville se serait bien passée de cette publicité à trois mois de la désignation de l'hôte des Jeux Olympiques de 2020, dans laquelle elle part favorite.
S'il est trop tôt pour juger des conséquences politiques, on peut dire qu'il y a là un vrai test d'aptitude pour Erdoğan. Si ce dernier s'entête à jouer les autistes, il renforcera l'image d'une dérive à la Vladimir Poutine.
Dans un peu plus d'un an se tiendront en effet les premières élections présidentielles au suffrage universel de l'histoire du pays. Or Erdoğan, arrivé au terme de ses mandats parlementaires, tient justement à se présenter et faire amender la constitution pour doter la République turque d'un régime présidentiel.
Il pourrait ainsi se retrouver à présider triomphalement les célébrations des 100 ans de la République, en 2023. Tout un symbole pour celui qui semble se poser en Atatürk néo-ottoman.
Mais la gestion de cette crise pourrait peser sur l'avenir politique d'Erdoğan. Il n'est pas anodin que le président Abdullah Gül se montre conciliant envers les manifestants alors que lui multiplie les provocations. Modéré, l'ancien bras droit du Premier ministre, devenu son rival le plus sérieux, pourrait incarner un recours éventuel.
Plus généralement, ces contestations, qui pour le moment ne touchent que des villes ou des catégories sociales que l'on savait déjà hostiles au gouvernement, sont un avertissement pour l'AKP. Le parti islamiste va devoir se faire à une opposition ayant les moyens de se faire entendre. Et c'est sans aucun doute une bonne nouvelle pour la démocratie turque.
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